Vivre en catastrophe

Réginald Blanchet 

« La guerre est divine. »

Joseph de Maistre

De l’état de guerre aujourd’hui l’on retiendra sommairement ce qui suit. « Depuis 1991, rapporte Claude Serfati [1], les conflits armés persistent et prolifèrent. En 2020, l’institut UCDP/PRIO recensait 34 conflits armés dans le monde. On estime que 90% des morts dues aux guerres durant les années 1990 sont des civils. En 2000, les Nations unies dénombraient 18 millions de réfugiés et déplacés intérieurs, et ils étaient 67 millions en 2020. La majorité de ces conflits se déroule en Afrique. » Ils ont été qualifiés de « guerres civiles » ou « ethniques ». Depuis le 24 février 2022, la guerre menée par la Russie en Ukraine s’excepte de la série par un certain nombre de traits propres. Son caractère politique d’abord : il s’agit d’une guerre d’indépendance. Elle oppose un État libre agressé par une Russie néo-impérialiste menée sous la gouverne de Vladimir Poutine. Son caractère militaire et géographique ensuite : c’est une « guerre totale » et de « haute intensité » qui a lieu au cœur de l’Europe. Ses opérations visent à la destruction du pays envahi et se poursuivront tant qu’il ne se soumettra pas. C’est une guerre hybride qui allie les moyens classiques du combat militaire sur le champ de bataille et de la guerre à distance par le recours aux bombardements et aux drones téléguidés. Elle menace enfin de faire usage de l’arme atomique. C’est la nouveauté. Les Ukrainiens, armée et civils confondus, qui défendent leur vie, leur peuple et leur pays ne s’en laissent pas conter. Le courage exemplaire dont les uns et les autres font preuve a été louangé. Leur témérité et leur endurance de même. En l’occasion pas de fatalisme, de résignation non plus.

Mais il y a l’effroi. La peur panique de la guerre nucléaire s’insinue à bas bruit en Europe. Qu’on le confesse, pour y céder ou résister, elle se répand. L’angoisse apocalyptique devant la fin du monde taraude en effet les Européens que nous sommes. On s’efforce de conjurer le danger. Mais ici pas d’arme absolue qui vaille. Et en l’absence de cette dernière c’est l’assurance de l’anéantissement du monde qui vient à prévaloir. On connaît la réponse d’un Raymond Aron. La guerre nucléaire ? Improbable mais pas impossible. À rebours de l’optimisme raisonné du grand théoricien clausewitzien, le philosophe Jean-Pierre Dupuy s’est essayé, pour sa part, à faire la théorie d’un « catastrophisme éclairé ». Elle affirme la certitude de l’affrontement atomique. Il convient de l’admettre si l’on veut être en mesure d’y obvier valablement. Il faudra pour cela ruser avec la nécessité. L’inanité de la stratégie dite de dissuasion nucléaire s’impose à l’évidence. Faute d’emprunter le chemin de la destruction de l’armement nucléaire la tragédie aura lieu. Si elle ne s’est toujours pas produite jusqu’ici c’est par chance. Aussi bien sera-t-elle l’effet de l’accident : strictement contingente par conséquent. Car c’est l’existence même des armes nucléaires qui constitue le danger. Il est imparable [2].

De façon sans doute plus radicale Pierre-Henri Castel affirme tout uniment l’inéluctabilité de la catastrophe nucléaire [3]. Elle ne sera pas accidentelle. Elle est inscrite dans la nature même des choses. « C’est le fonctionnement même de la civilisation, voire les moyens de sa prospérité pacifique qui semblent conspirer à sa propre destruction » [4]. C’est déjà de vivre tout à fait normalement et bien sagement, qui mènera l’humanité à sa perte. Tout aujourd’hui permet de le conjecturer, voire de le savoir avec certitude. Mais ce savoir-là est récusé : on ne veut pas y croire. « Le pire est pourtant sûr ». À échéance, toutefois, précise le psychanalyste visionnaire, de « plusieurs siècles », et au prix de maintes « guerres apocalyptiques (nucléaires, biologiques, chimiques, etc.) » [5]. Mais un mal plus grand que « le Mal qui vient » sera la « jouissance perverse » que d’aucuns y prendraient, de « retirer du désastre même qui s’annonce toutes les jouissances possibles » [6].

Serait-ce là la lecture qui s’indiquerait de l’orgie de la fin des temps qu’évoque Christian Salmon à propos de la « grande fête du sexe » à laquelle tout Kiev fut convié au mois d’octobre dernier [7] ? Les organisateurs entendaient « déployer l’arme du sexe contre l’arme nucléaire » dont Vladimir Poutine venait en effet de renouveler la menace. Serait-ce là jouissance perverse et perversité de la jouissance ou bien affirmation déclarée, ironie sans doute poussée à la limite, du plaisir de vivre opposé aux puissances de mort ? Le scénario-catastrophe du bombardement nucléaire se retournait en parodie salace. Il devenait musique d’ambiance propice à s’entremêler, et pied de nez festif fait au destin triste. L’exutoire et le fantasme qui se donnaient libre cours n’étaient pas, en l’espèce, appels faits à la mort volontaire que l’un et l’autre prenaient un malin plus-de-jouir à narguer. C’était dire que non au sacrifice. À la différence de Joseph de Maistre qui, lui, demeura subjugué par la fascination que le sang exerçait sur lui. On verra là l’effet de l’objet qui se lovait dans la guerre et lui donnait l’aura du mystère divin.

À la question qui se pose, avec l’acuité que l’on mesure de l’angoisse propre au temps de la guerre, de savoir comment faire monde de l’impossible du monde le gnomon lacanien indique en guise de réponse l’im-monde, et la place cardinale qu’il convient de lui ménager [8]. « Démontrer l’impossibilité de vivre, afin de rendre la vie un tant soit peu possible », c’est en ces termes que Lacan définit le métier du psychanalyste [9]. C’est son éthique, et sa politique. Il ne s’agira pas là seulement du psychanalyste témoin et interprète de son temps. Il s’agira du même allant du psychanalyste activiste que Jacques-Alain Miller a voulu, le premier, instituer comme le promoteur de l’action lacanienne dans la civilisation, celle-là n’étant rien de moins que la réfraction du désir de l’analyste pour la vie.


Références

[1] « L’État radicalisé – La France à l’ère de la mondialisation armée », Paris, La Fabrique éditions, 2022, p. 10.

[2] Voir Critique, no 783-784, août-septembre 2012, et AOC, « La guerre nucléaire qui vient », du 26/2/2019 rediffusé le 28/2/2022.

[3] Cf. « Le Mal qui vient », Paris, Les Éditions du Cerf, 2018.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Ibid., p. 27-28.

[6] Ibid., p. 20.

[7] Slate.fr, 9 novembre 2022. En ligne.

[8] On se reportera sur ce point à l’argument de Daniel Roy.

[9] Lacan, J., “François Cheng et Jacques Lacan”, L’Âne, Le Magazine freudien, no 25, février 1986, p. 55.

 

 

 

 

 

 

 

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